A propos de Marie Alloy, peintre, graveur, éditeur de livres d'artiste (Guillevic, Emaz, Laugier, Sampiero...)
Marie Alloy et les peintres. L’épreuve de la lumière
(Article consacré à l'ouvrage de Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde, L’herbe qui tremble, 2017, repris partiellement dans le catalogue paru à l'occasion des 25 ans des éditions Le Silence qui roule)
Marie Alloy aime travailler aux frontières du poétique et du pictural, en ce lieu où mots et peinture se répondent, se relaient, se complètent. Peintre et graveur, elle a accompagné dans de nombreux livres d’artiste les mots de poètes d’aujourd’hui (Guillevic, Emaz, Dhainaut…) ou d’hier (Guillevic, Dietrich, Vesaas…), a publié de la poésie (Quatre paysages, Le silence qui roule, 1999, Ce vers quoi nous allons, Le silence qui roule, 2014…) et des notes d’atelier ou des réflexions sur l’art (Taille douce incisive, Wigwam, 2001, L’humus et la lumière, Al Manar, 2013…), parfois sous forme de livres d’artiste édités ou réhaussés par ses soins. Ce dialogue se poursuit dans l’écriture charnelle et allusive de l’artiste. Il est sensible jusque dans les textes monographiques consacrés à des peintres qu’elle a publiés dans de nombreuses revues et réunis récemment dans un bel ouvrage : Cette lumière qui peint le monde. Ce recueil regroupe des textes consacrés à Turner, Bonnard, Morandi, Zack, Sima et Vieira da Silva, Truphémus et Asse, assortis de quelques belles reproductions d’œuvres. Tous mettent l’accent sur ce qui est à la fois un objet primordial, un principe générateur et un au-delà du pictural : la lumière. La quête de cette dernière se traduit par une forme d’ascèse picturale en laquelle on doit voir, non pas « le fruit d’une volonté de déconstruire les codes de la représentation » mais « celui de leur dépossession après leur maîtrise ».
Il est difficile de catégoriser ces textes. Le terme « études » n’est pas tout à fait approprié. Faudrait-il parler de méditations ? D’approches, au sens où Jünger a employé ce mot ? De fait, la manière dont Marie Alloy aborde ces artistes – qui sont à ses yeux ce que Baudelaire appelait des « phares » – est tout à fait singulière. Il semblerait qu’elle cherche, dans le maniement même des mots et des idées, à retrouver le privilège du peintre, qui est de donner à voir, à ressentir, en agençant entre eux les aspects de la matière muette et sensible du monde. Dans une certaine mesure, tout en restant parfaitement claire, et sans aucunement renoncer à informer, l’écriture de Marie Alloy se retourne contre ce qui est le propre du discours, les vertus et les facilités de l’enchaînement, de la fluence, par quoi la parole commentatrice tend parfois à se nouer dans l’oubli des singularités et des zones d’ombre de son sujet. Marie Alloy leur préfère l’approche progressive, l’évocation, la nuance, la transition insensible, la reprise patiente enrichie de variations, d’éclairages nouveaux. Le propos se compose au gré de paragraphes détachés qui se lient tout en tendant vers l’autonomie, la pensée progresse en dissimulant ses articulations, la compréhension des œuvres envisagées se construit par approfondissement progressif dans la récurrence et par des effets de réseau, comme si l’écriture formait peu à peu un espace propre dont les lois détermineraient une transitivité particulière. De fait, l’auteur décrit et réfléchit moins les œuvres qu’elle ne les rend à leur essor silencieux, à leur secrète souveraineté.
Ce qui pour l’essentiel requiert Marie Alloy, chez les peintres qu’elle aime, c’est l’élan par lequel une peinture se constitue dans un rapport au sensible qui tient à la fois de la mise à l’épreuve (du monde et de la représentation) et de la saisie confiante, à un niveau où le réel se trouve rendu à son rayonnement premier. La matière première de l’expérience du monde est la lumière. Elle figure à l’origine et à l’horizon d’une exaltante et douce épreuve de vérité à l’issue de laquelle les catégories de la perception et de la signification, bousculées, laissent libre accès à une forme de transcendance immanente ouverte dans et par l’espace, un espace intériorisé, enrichi d’une épaisseur d’être et d’une durée qui incitent Marie Alloy, à propos de Turner, à parler d’« émotion mémorielle du paysage ». Dans le même temps, la distinction des domaines mondain et pictural se brouille, d’une manière que Marie Alloy excelle à restituer par l’emmêlement des registres, les subtilités d’une écriture apparemment simple, mais qui appelle la relecture tant, en peu de mots, elle renferme de nuances du sentir et de densité d’être. Visitant l’atelier lyonnais de Jacques Truphémus, elle y est sensible à une couleur qui tantôt « apporte une froide lumière d’hiver, tantôt […] rejoint la grande clarté blanche de l’été, toujours ébauchée, jetée sur la toile inachevable, sur le scintillement du fleuve, ou sur quelques fruits rehaussés par la neige d’une nappe ». Dans la recherche de Bonnard, c’est la « porosité » entre la peinture et la vie quotidienne illuminée par l’amour pour Marthe qui est interrogée. Chez Léon Zack, les échanges entre poésie et peinture, entre vie intérieure et espace : « Poèmes de l’éternel enfant étreint par la solitude, émerveillé par la lumière des constellations qui annoncent, dans la nuit, une possible renaissance. Comment témoigner de leur incandescence ? Comment transmettre à l’espace l’état d’urgence des prières les plus profondes, les plus insaisissables ? » D’un ordre de la réalité ou de l’existence à l’autre s’effectue, dans et par la création, une traduction spontanée et toujours en instance, de manière vivante, organique, comme au sein d’une grande unité donnée d’emblée mais demandant à être sans cesse retrouvée, rééprouvée. Dès lors : « Rien ne peut définitivement commencer ou finir ; rien n’est véritablement patience ou impatience, puisque les couleurs côte à côte se font et se défont au fur et à mesure de la dissolution des formes dans l’espace, le temps, la lumière. Tout cela n’est que chant provisoire. »
Vie et création ainsi conçues, l’affirmation de soi est indissociable d’une assomption qui transcende toute singularité : « Le geste du peintre ne devient autonome que soutenu par la force de vie de l’univers. » Sur la ligne de crête empruntée par Marie Alloy, de même, c’est l’ensemble des distinctions usuelles qui perd de sa pertinence. La figure et l’abstraction, le sens et le sensible, le personnel et l’impersonnel se confondent. De même, les peintres qu’elle a élus « ne séparent pas le visible de l’invisible ». Les vitraux réalisés par Sima pour la chapelle Saint-Jacques de Reims réalisent de manière saisissante cette conception d’une peinture à plusieurs dimensions, dépassant sa condition objectale pour déployer un lieu pour le corps et l’esprit, un milieu sensible, théâtre d’une expérience initiatique. Là se réalise « l’alliance entre les forces terrestres et célestes » que Sima a toujours recherchée, la lumière conjoint l’espace à deux dimensions du tableau et la profondeur, la matière et le symbole s’exaltent mutuellement. Dans le trajet créateur existentiel de chacun des artistes envisagés, comme dans l’écriture humble et pénétrante de Marie Alloy se fait jour une même exigence, résumée avec force par Léon Zack : « Il s’agit toujours de cela : réapprendre à parler le monde ».
Pierre Lecœur
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