Poésie, proses, récits
Une nouvelle
"L'oeuvre d'Henri Darzens", La Revue littéraire, n° 73
10 JUIN 2018
L’œuvre d'Henri Darzens (extrait)
Cher Monsieur,
Vous me faites l’honneur de penser que je suis capable de vous éclairer à propos d'Henri Darzens. D’autres sans doute sont plus qualifiés que moi pour le faire. Mon père a un peu côtoyé Darzens, comme vous le savez, mais j’étais enfant à l’époque, et je me préoccupais peu de ce qu’ils pouvaient se dire. Cela devait me sembler complexe, ou abstrait, comme les affaires qui occupent les adultes. Seuls me retenaient certains noms de lieux qu’ils évoquaient, et que je retrouvais sur les panneaux indicateurs du coin, quand nous marchions avec mes parents, ou quand nous allions faire une course dans tel ou tel village des environs. Darzens était un vacancier comme nous, à l’époque, excepté pour ce qui était de la mise, qui évoquait plutôt celle d’un chasseur, ou d’un forestier. J’aurai donc peu de chose à vous dire, surtout en ce qui concerne l’œuvre, que je ne comprends pas plus que les autres. Elle n’a pas provoqué chez moi la stupéfaction ou le malaise, comme c’était le cas, semble-t-il, chez la plupart de ceux qui l’ont vue. J’y perçois plutôt quelque chose d’impossible et de terne, comme le sont les choses quand nous sommes très las.
Vous m’interrogez à propos du lieu qui inspiré Darzens. Il suffit de venir ici pour le voir. Et il est inutile vous dire que le déplacement ne s’impose pas. Si cet endroit a quelque chose d’extraordinaire, c’est justement peut-être parce qu’il semble le plus banal d’entre tous. Il lui manque jusqu’à ce charme mystérieux qui nous retient auprès des choses dont la plupart sont rebutés, parce qu’elles ne sont pas spectaculaires, et fuient les catégories dans la limite desquelles la plupart d’entre nous avons l’habitude de maintenir notre langage et nos pensées. Le lieu en question n’a pas de nom. C’est un triangle de terre presque entièrement recouvert de taillis situé dans la commune de Faux-Mazuras, à l’écart de la départementale à l’intersection des routes d’Augères et de la Vergne. Le terrain penche vers la première, en contrebas de laquelle coule la Tardes. De ce côté-là, le bois est longé par une pâture humide presque toute l’année. On progresse parmi les feuillus en suivant des sentes dont l’entretien ne revient qu’aux bêtes qui vivent ou passent là. [...]
Quelques portraits en prose
Portraits de mémoire (extrait)
La Revue littéraire, n° 67, mars-avril 2017
Madame Chaussier
Elle vivait dans une petite ferme en lisière des Charolles. La maison se trouvait au bout d'un chemin goudronné le long duquel s'étendait un maigre verger. Nous allions ramasser là les coings dont maman faisait des confiture, et des pâtes de fruits qu'elle conservait dans une boîte en fer. Madame Chaussier était âgée. Avait-elle été agricultrice ? Est-elle arrivée sur le tard ? Je ne l'ai jamais su, et j'ai connu Madame Chaussier à un âge où l'on ne se pose pas ce genre de questions. Il me semble qu'il y avait en elle une forme de distinction qui témoignerait en faveur de la seconde hypothèse. Mais comment interpréter la présence chez elle d'un homme dont le statut avait dû être celui d'employé ? Homme à tout faire ? Ouvrier agricole ? Au point où ils en étaient tous deux de leur vie, cet homme devait lui être surtout une sorte de compagnon. Mais quels liens au juste attachaient ces deux êtres ? L'homme était de petite taille, très sec et silencieux. Madame Chaussier l'appelait Poupry, du nom du village dont il était originaire. Cette survivance d'un usage ancien a dû faire à mes yeux de Poupry une sorte d'exilé, détaché de son espace propre, de son identité, et flottant dans une sorte de silence qui contenait quoi ? Quelles pensées, qules désirs, quels regrets mêlés au frottement du vent sur la terre et les arbres, au chant des oiseaux invisibles ?
Je me souviens mal de la maison de Madame Chaussier ; il me reste l'image d'un certain désordre, que l'on retrouvait sous le hangar attenant, où je revois du bois de chauffage empilé. Ces souvenirs sont d'autant plus vagues qu'ils ont perdu leur pendant réel, ces choses, ces fragments de lieux dont la permanence court dans l'écheveau de la durée : le hangar a été démonté et la maison « rénovée » après le départ de son habitante. Madme Chaussier a en effet vécu ses dernières années dans un pavillon très modeste situé deux ou trois cent mètres plus bas sur la route montant aux Charolles. Poupry n'était plus là à l'époque. Dans le pavillon, je me souviens d'une Madame Chaussier très diminuée, tournant péniblement autour d'une table où elle laissait s'entasser un invraisemblable amas de courriers, de documents administratifs, de médicaments et d'objets usuels. La main un peu difforme et veineuse qui fourrage là-dedans. La poussière, le silence que n'atteint pas, que révèle même, avec la solitude, le battement d'une pendule.
La ferme a été annexée aux Charolles voisines, à leurs centaines d'hectares cultivés. Les arbres, qui faisaient écran, ont été arrachés, les prés labourés. Un portail caricaturant l'entrée d'une hacienda, un vaste garage et un plan d'eau d'agrément ont achevé de donner un nouveau statut à la propriété, où s'est installé l'ouvrier agricole qui pilotait les machines modernes des Charolles. Le plan d'eau cerne une petite île, bien ronde, où frémit un arbre solitaire.
Un recueil de proses
Prose des lieux, Anthologie Triages n° 27, Tarabuste, 2015 (extrait)
La zone industrielle
De loin, la zone industrielle évoque ces lieux conçus selon un modèle américain, qui n’appartiennent ni à la ville, ni à la campagne, où la vie semble se réduire à ses aspects pratiques, se soumettre à des logiques qui bannissent le tissu conjonctif des hasards et des rencontres, le temps incertain où parfois les choses se rassemblent en un signe rayonnant et dense. Mais il suffit d’y circuler lentement en voiture pour constater qu’elle est plus riche qu’on ne croit, et peut-être changer d’avis sur ces espaces, reconnaître que dans la configuration de quelques tiges de bouillon blanc, dans tel rendez-vous récurrent et tacite de salariés locaux près d’un coin de hangar, dans la trajectoire d’un de ces lapins qui vivent ici par centaines, un secret s’annonce, tapi dans un gisement de durée lente.
La zone industrielle, de fait, est l’un des lieux où l’on prend une conscience accrue de notre existence. Peut-être grâce à la simplicité et à la majesté de formes par lesquelles l’espace existe davantage, avec une efficacité théâtrale, dans son jaillissement de directions, sa force statique et insensible. Il y a de la place. Le vide circule. Le fond de l’air semble communiquer mystérieusement avec quelque fond du temps, résolu en surface vive et émue aussi bien, l’essence même de la transparence. La gloire y éclôt d’une révélation qui demeure une et même, tout en changeant de signe : impression, souvenir, regret, désir.
Il y a là des entrepôts où des cartons passent entre des mains lasses, sont, à l’issue du tri, embarqués dans des camions dont les chauffeurs incarnent, aux yeux des manutentionnaires, le mystère de l’ailleurs. On les voit attendre sur le quai, distraits, la cigarette à la main. Ils ont quelque chose de souverain. La routine est parfois rompue par l’arrivée d’un objet formidable, trop grand pour être emballé, comme la barre de coupe d’une moissonneuse batteuse. Dans l’un des bâtiments d’une usine de produits chimiques où l’on fabrique de la colle, des plantes en pots déploient leurs palmes jaunies. La nuit, quelque chose d’indicible, et d’inquiétant, émane d’elles. Pour dire quelle misère ont-elles été disposées là, jusqu’à encombrer les escaliers en colimaçon ? Il est une autre usine où une piscine d’acide dort, prête à accueillir des portiques supportant des centaines de pièces de précision, dont elle rongera les couches de métaux rares. Partout des voyants s’allument et s’éteignent, des machines démarrent, peuplent l’espace de leur souffle titanesque, puis il s’avère qu’elles se sont tues sans qu’on puisse dire quand.
Ces quelques images insuffisantes, la plupart des passants les ignorent. Ils vont autre part, ou sont mus par une raison pratique. Et quand bien même ils seraient curieux du lieu, ce dernier a manifestement fait le choix de se dérober. Ainsi semble-t-il s’ingénier à masquer dans un repli de l’heure les mouvements pendulaires de ceux qui le hantent.
Le cadastre ouvre une à une des perspectives presque identiques, des distances s’ouvrent, arrêtées localement par des aplats de tôle, filtrées par les grillages, animées par des buissons vagues. Le caniveau et les bas-côtés de sable n’offrent qu’avec regret les apparences de la familiarité. La proximité des bâtiments, les entrées ornées de briques et l’élégance des abords jardinés donnent un air urbain à certaines voies. D’autres à l’inverse évoquent un middle west dévoré par les longues heures sans ombre. Mais toutes sont désertes. Quand de rares figures viennent les animer, visiteurs ou commerciaux que l’on voit de loin, près de leur voiture, elles sont vite absorbées par l’espace. Qui vient travailler là ? Y a-t-il du monde dans ces hangars immenses ? Celui-là même qui y est employé, si sa fonction appelle l’isolement, comme il arrive à des magasiniers responsables de tout un site, se prend parfois à douter que les hommes existent toujours, et à surprendre avec gratitude le passage d’un étranger, avec cette joie qu’ont parfois les militaires vivant en communauté à apercevoir un civil.