Un essai consacré à un grand écrivain méconnu du XXème siècle
Henri Thomas, une poétique de la présence, Classiques Garnier, 2014
Bien que salueée par des contemporains majeurs tels que Maurice Blanchot, Philippe Jaccottet, ou Jacques Derrida, l'oeuvre d'Henri Thomas (1912-1993) demeure peu connue, peut-être parce qu'elle échappe aux codes au moyen desquels une époque édifie sa légende. Le présent ouvrage s'intéresse aux romans de cet auteur inclassable, et éclaire un trajet poétique paradoxal. Récits d'aventures intérieures aimantés par la "vraie vie", les romans d'Henri Thomas subordonnent l'assomption pooétique à un détour par l'absence, la dépossession et la terreur. Lors même qu'elle se donne dans sa présence vive, la "vie" comble les personnages dans l'exacte mesure où elle échappe à l'ordre des signes. Ecriture mélancolique? Oui, si on considère que la mélancolie constitue l'envers du désir et ne se dépasse qu'en s'approfondissant.
Comptes-rendus :
- Jean-Benoît Puech, "Présence de Henri Thomas", La Revue des Deux Mondes, février 2015
- Olivier Gasnot, Fabula, févier 2015 : http://www.fabula.org/revue/document9154.php
- Marie-Hélène Gauthier, Alkemie n° 16, 2015, Classiques Garnier, p. 313-326 :
file:///C:/Users/DOMI/Downloads/alkemie-2015-2-revue-semestrielle-de-litterature-et-philosophie-n-16-le-paradoxe-compte-rendu-de-pierre-lecoeur-henri-thomas-une-poetique-de-la-presence-paris-classiques-garnier-2014.pdf
Une nouvelle
"L'oeuvre d'Henri Darzens", La Revue littéraire, n° 73
10 JUIN 2018
L’œuvre d'Henri Darzens (extrait)
Cher Monsieur,
Vous me faites l’honneur de penser que je suis capable de vous éclairer à propos d'Henri Darzens. D’autres sans doute sont plus qualifiés que moi pour le faire. Mon père a un peu côtoyé Darzens, comme vous le savez, mais j’étais enfant à l’époque, et je me préoccupais peu de ce qu’ils pouvaient se dire. Cela devait me sembler complexe, ou abstrait, comme les affaires qui occupent les adultes. Seuls me retenaient certains noms de lieux qu’ils évoquaient, et que je retrouvais sur les panneaux indicateurs du coin, quand nous marchions avec mes parents, ou quand nous allions faire une course dans tel ou tel village des environs. Darzens était un vacancier comme nous, à l’époque, excepté pour ce qui était de la mise, qui évoquait plutôt celle d’un chasseur, ou d’un forestier. J’aurai donc peu de chose à vous dire, surtout en ce qui concerne l’œuvre, que je ne comprends pas plus que les autres. Elle n’a pas provoqué chez moi la stupéfaction ou le malaise, comme c’était le cas, semble-t-il, chez la plupart de ceux qui l’ont vue. J’y perçois plutôt quelque chose d’impossible et de terne, comme le sont les choses quand nous sommes très las.
Vous m’interrogez à propos du lieu qui inspiré Darzens. Il suffit de venir ici pour le voir. Et il est inutile vous dire que le déplacement ne s’impose pas. Si cet endroit a quelque chose d’extraordinaire, c’est justement peut-être parce qu’il semble le plus banal d’entre tous. Il lui manque jusqu’à ce charme mystérieux qui nous retient auprès des choses dont la plupart sont rebutés, parce qu’elles ne sont pas spectaculaires, et fuient les catégories dans la limite desquelles la plupart d’entre nous avons l’habitude de maintenir notre langage et nos pensées. Le lieu en question n’a pas de nom. C’est un triangle de terre presque entièrement recouvert de taillis situé dans la commune de Faux-Mazuras, à l’écart de la départementale à l’intersection des routes d’Augères et de la Vergne. Le terrain penche vers la première, en contrebas de laquelle coule la Tardes. De ce côté-là, le bois est longé par une pâture humide presque toute l’année. On progresse parmi les feuillus en suivant des sentes dont l’entretien ne revient qu’aux bêtes qui vivent ou passent là. [...]
Sur un poète de haut vol, Fouad Gabriel Naffah
Fouad Gabriel Naffah à tire-d'aile
La Revue littéraire, n° 70, novembre-décembre 2017 (extrait)
Le 8 août 1957 sort des presses de l'imprimerie Arb Bijjani, à Beyrouth, une plaquette intitulée La Description de l'homme, du cadre et de la lyre, et signée Fouad Gabriel Naffah. La publication de cet ouvrage d'apparence modeste, œuvre, selon Yves Bonnefoy, « d'un des grands et vrais poètes de notre époque[1] », a été financée par des proches de l'auteur, au nombre desquels Salah Stétié, qui devait plus tard, comme Montaigne le fit pour La Boétie, accueillir au sein même de son œuvre des écrits de son ami[2]. Fouad Gabriel Naffah est né en 1925. Son père et ses trois frères sont comptables. Sans métier après avoir été quelque temps employé de banque, il mène une vie solitaire et ascétique, partagée entre les cafés et les rues de Beyrouth, cité qu'il ne quittera presque jamais, et la chambre où il compose une poésie rare. De même que, au motif qu'il s'entendrait mal avec les auteurs, il lit peu, Naffah restreint sa production poétique, ne voulant « être ni débonnaire ni plat[3] » : La Description de l'homme, du cadre et de la lyre et son second recueil, L'Esprit-Dieu et les biens de l'azote, publié lui aussi à compte d'auteur, en 1966[4], ne s'accompagnent que de poèmes épars, et de déroutantes chroniques destinées à des journaux beyrouthins. Salah Stétié a raconté la façon radicale dont le poète remédiait aux faiblesses de ses manuscrits[5] : à la gomme il préférait l'allumette, au grand effroi de la mère de son ami, qui l'hébergeait parfois. La vie de Naffah n'était remplie que par « la poésie en ce qu'elle a de plus radical, réduite à elle-même mais souveraine[6] ». Pour le reste, son lot fut fait en bonne part de misère et de souffrance. Il était insociable, souffrait d'épisodes dépressifs, séjournait par intermittence dans des établissements psychiatriques. Le guignon devait le suivre jusqu'à sa mort, le 19 mai 1983, à l'hôpital Saint-Joseph de Dora. Ses derniers manuscrits, « deux épais rouleaux de feuilles de cahier d'écolier tenus chacun par un élastique[7] », y furent détruits avec ses effets personnels.
D'apparence et d'intention, l’œuvre poétique de Naffah porte la marque du classicisme et de la révérence à l'égard de la tradition. Non qu’il condamnât les recherches modernes mais il estimait que les formes héritées et la versification classique recelaient des ressources inexploitées et que le temps n'était pas encore venu d'une poésie à la fois libre et accomplie[8]. La plupart des poèmes de son chef d'œuvre, La Description de l'homme, du cadre et de la lyre, sont écrits en alexandrins blancs et non ponctués, groupés en une unique strophe de dix-sept vers. Naffah aimait par-dessus tout les Parnassiens mais son classicisme fluide rappelle tout autant Valéry. L'inspiration volontiers philosophique du poète, qui déclarait produire « une poésie “ générale ”, esthétique, où est étalé le beau[9] », le constant recours à l'allégorie et la tonalité enthousiaste de certains poèmes évoquent la Renaissance française, Ronsard en particulier. Naffah a été également marqué par la lecture de Baudelaire dont il reprend, dans un beau poème intitulé « Lâcheté », la déclinaison des divers modes d'évasion offerts à l'homme : voyage, vin, femmes, jusqu'à l'ultime, la mort. Par celle de Nerval aussi, « le poète le plus total », qui comme lui connut intimement le guignon et la folie, et dont le souvenir hante parfois ses vers : « Un pur oubli fleurit la plaine des yeux verts ».
Le souffle joue un rôle primordial dans cette poésie. La forme favorite de Naffah, un sonnet augmenté, d'un seul tenant, où s’étire souvent une unique phrase, désoriente le lecteur et défie ses capacités respiratoires. La dimension athlétique de cette poésie (« Je fais ceci comme sport, disait son auteur. Je réalise des performances morales[1]. ») reflète l'exigence hautaine d'un poète qui considère la création comme le lieu et l'exercice d'un combat spirituel, « une conquête à bras et à armes[2] » à l'issue de laquelle, après s'être comparé à ses « sujets », il « les brise comme autant de jouets[3] ». Une haute lutte, menée également, avec pour allié le souffle, contre les cadres usuels de la signification.
Les vertus hypnotiques du vers de Naffah, associées à la fluidité des associations sonores, douent la langue du poète d'un caractère singulièrement flottant ; le sens s'estompe au profit de la suggestion, un espace intérieur indécis se déploie, coloré par l'extase, et dont l'indistinction sert l'un des fantasmes récurrents de Naffah, la fusion du sujet et du monde, de la nature et des signes :
Les chapiteaux du ciel sont garnis de prières
La rosée a fini d'habiller la jeunesse
Et sans tendre un seul doigt la main est embaumée
La lumière du jour parle au rideau des yeux
Chaque feuille est un mot brodé sur la lumière
Et qui tremble d'amour aux approches du son
Il a fallu mon sang pour colorer les roses
Pour emperler l'aurore il a fallu mes pleurs
[...]
[1] Entretien avec Georges Vigny, O. C., p. 344.
[2] « Éloge au bord de mon œuvre », introduction de La Description de l'homme, du cadre et de la lyre.
[3] Entretien avec Georges Vigny, O. C., p. 343-344.
[1] « Fouad Gabriel Naffah », hommage inséré dans Les Œuvres complètes de Naffah, éditions Dar An-Nahar, Beyrouth, 1987. Le recueil de Naffah a été réédité par le Mercure de France en 1963.
[2] L'essai intitulé « Fouad Gabriel Naffah au cœur du cercle » (Les Porteurs de feu et autres essais, Gallimard, 1972) s'achève sur une courte anthologie de poèmes de Naffah. Stétié sera à l'origine de la réédition de La Description de l'homme, du cadre et de la lyre au Mercure de France, en 1963.
[3] Entretien avec Christiane Saleh, 1972, O. C., p. 351-353. Naffah sera moins fidèle à ce vœu à la fin de sa vie, quand il publiera dans Le Réveil quelques dizaines de pièces qu'il qualifiera d'« alimentaires ».
[4] Partiellement repris en 1968 dans le troisième numéro de la revue La Délirante.
[5] Postface de L'Esprit-Dieu, Dana, 1997, non paginé.
[6] O. C., préface de Michel Fani, p. XI.
[7] O. C., « Note sur l'établissement du texte ».
[8] Voir l'entretien avec Georges Vigny de 1964 pour La Revue du Liban, O. C., p. 343-346.
[9] Entretien avec Luc Norin, La Revue du Liban, 1960, O. C., p. 336.
Bibliographie de Pierre Lecoeur
Ouvrages
- Le Blason de Lichen, récit, Fata Morgana, 2019
- Présence de Jean-Benoît Puech, ouvrage collectif, codirection avec Dominique Rabaté, Classiques Garnier, coll. « Études de littérature des XXe et XXIe siècles », 2016
- Prose des lieux, recueil de proses, anthologie Triages 2015, vol. I, Tarabuste
- Une poétique de la présence, Henri Thomas romancier, Classiques Garnier, coll. « Études de littérature des XXe et XXIe siècles », 2014
Poésie et proses, récits publiés en revues
- « Le lieu des lieux », La Revue littéraire, n° 78, mai-juin-juillet 2019
- « L'oeuvre d'Henri Darzens », La Revue littéraire, n° 73, mai 2018
- « Portraits de mémoire », La Revue littéraire, n° 67, mars 2017
- « Automne... », poèmes, Poésie / Première, n° 63, décembre 2015
- « L'autre pays », récit, Europe, n°1 034-1035, juin-juillet 2015
- « Scènes, portraits, paysages », poèmes, Nunc, n° 24, juillet 2011
- « L’apprentissage du rien, poèmes, Triages, n° 23, juin 2011
- « June et Phœbe », récit, Europe, n° 985, mai 2011
- « Les glacis invisibles », poèmes, Conférence, n° 29, automne 2009
- « Sur un versant », poèmes, La Nouvelle Revue Française, n° 589, avril 2009
Articles de critique littéraire, textes sur l'art, entretiens
- Entretien avec Jean-Benoît Puech, La Revue littéraire, n° 77, mars-avril 2019
- "Dominique Pagnier, Aberrations chromatiques", La Revue littéraire, n° 75, n° 77, mars-avril 2019
- Entretien avec Jonathan Baranger, La Revue littéraire, n° 75, novembre-décembre 2018
- "Un espace de résonance" (sur le travail d'éditeur de Marie Alloy), Ciclic, juin 2018,
http://livre.ciclic.fr/actualites/un-espace-de-resonance-par-pierre-lecoeur
- "La trace, l'énigme, la lisière" (sur Marie Alloy), Europe, novembre-décembre 2017
- "Fouad Gabriel Naffah à tire d'aile", La Revue littéraire n° 70, novembre-décembre 2017
- « Géographie de Jordane », Présence de Jean-Benoît Puech, ouvrage collectif, codirection avec Dominique Rabaté, Classiques Garnier, 2016
- « Blanchot critique au journal des débats », Cahier de l’Herne « Maurice Blanchot », 2014
- « Henri Thomas et les philosophes », Europe, n° 1016, décembre 2013
- « Sophie de Tréguier, roman populiste ? » Études Françaises, Université de Montréal, vol. 44, n° 2, été 2013
- « Fernand Fleuret l’introuvable », Romanciers exhumés (1910-1960), Presses Universitaires de Dijon, 2014
- « La guerre des signes : apparences et références dans l’œuvre de Jean-Benoît Puech », Costumes, reflets et illusions, Les Habits d’emprunt dans la création contemporaine, Presses Universitaires de Rennes, 2014
- « " J'ai parlé de choses qui me frappaient... », L'écriture de l'intensité dans les romans et les carnets de Henri Thomas », La Licorne, n° 96, Presses Universitaires de Rennes, 2011
- « Libération de l'autre, libération de soi, la question coloniale dans l'oeuvre de Pierre Herbart », Aden, n°8, octobre 2009
- « Un petit bruit de sable gratté : les romans de l'écriture, 1942-1975 », Henri Thomas, L'écriture du secret, dir. P. Bougon et M. Dambre, Champ Vallon, 2007
Notes de lecture
- Leontia lynn, Sonnets, Europe, juin-juillet-août 2019
- Françoise Ascal, La Barque de l'aube, Europe, janvier-février 2019
- Dominique Pagnier, Le Cénotaphe de Newton, Europe, avril 2018
- Jaan Kaplinski, Difficile de devenir léger, Europe, juin-juillet-août 2017
- Georges Bonnet, Juste avant la nuit, Europe, avril 2017
- Antoine Emaz, Limite, Europe, avril 2017
- Ivor Gurney, Ne retiens que cela, Europe, novembre 2016
- Dominique Pagnier, La Muse continentale, Europe, novembre 2016
- Étienne Cornevin, Joseph Sima, Visions du monde retrouvé, Nunc, octobre 2016
- Françoise Ascal, Noir-racine, Europe, septembre-octobre 2016
- Geoffrey Squires, Pierres noyées, Europe, mai 2016
- A. Dhôtel, H. Thomas, Correspondance, Revue d'Histoire Littéraire de la France, n°2 - 2016
- Jean-Benoît Puech, Fonds de miroirs, Europe, août-septembre 2015
- Dominique Pagnier, La Montre de l’amiral, Europe, mai 2014
- Jonathan Williams, Portraits d’Amérique, Europe, mai 2014
- Antonio Prete, L’Ordre animal des choses, Europe, janvier 2014
- Jean-Benoît Puech, Le Roman d’un lecteur, Europe, août-septembre 2013
- Yves Bonnefoy, Le Digamma, Europe, janvier-février 2013
- Dominique Pagnier, Le Royaume de Rücken, Europe, novembre-décembre 2012
- Yi Sang, L’Inscription de la terreur, Europe, juin-juillet 2012
- Philip Larkin, La Vie avec un trou dedans, Europe, mai 2012
- Gérard Macé, Pensées simples, Europe, novembre-décembre 2011
- Jean-Benoît Puech, Par quatre chemins, Europe, novembre-décembre 2011
- Kamo no Chômei, Notes de ma cabane de moine, Europe, août-septembre 2011
- D. H. Lawrence, Le Centre du monde, Europe, avril 2011
- Bernard Chambaz, Été II, Europe, janvier-février 2011
- Christophe Lamiot-Enos, 1985-1981, Europe, janvier-février 2011
- Yves Savigny, Une Biographie autorisée, Nunc, octobre 2010
- Dominique Pagnier, La Diane prussienne, Europe, août-septembre 2010
- Jean-Pierre Colombi, Les Choses dicibles, Europe, avril 2010
- Ossip Mandelstam, Le Timbre égyptien, La Revue des Deux Mondes, septembre 2009
- Jean-Benoît Puech, Une Vie littéraire, Europe, novembre 2008
Interventions non publiées
- « Henri Thomas et Kleist », Journée d'étude "Henri Thomas et la littérature étrangère", Université Paris 7, 7 décembre 2013
- « Henri Thomas et André Gide », Colloque international Henri Thomas, Université Paris 7, 7 décembre 2012
- « Trois écrivains reporters dans la tourmente indochinoise (1930-1931) : Louis Roubaud, Andrée Viollis, Pierre Herbart », colloque « Le reportage de presse en situation coloniale », Université de Nice, octobre 2012
- « Henri Thomas l'insulaire », conférence à l'Institut Culturel Robert Schuman, Université de Bonn, 4 novembre 2008
- « La mélancolie et son dépassement dans les romans de Henri Thomas », journée d'études Henri Thomas, Université Paris 7, 7 mars 2008
A propos de Marie Alloy, peintre, graveur, éditeur de livres d'artiste (Guillevic, Emaz, Laugier, Sampiero...)
Marie Alloy et les peintres. L’épreuve de la lumière
(Article consacré à l'ouvrage de Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde, L’herbe qui tremble, 2017, repris partiellement dans le catalogue paru à l'occasion des 25 ans des éditions Le Silence qui roule)
Marie Alloy aime travailler aux frontières du poétique et du pictural, en ce lieu où mots et peinture se répondent, se relaient, se complètent. Peintre et graveur, elle a accompagné dans de nombreux livres d’artiste les mots de poètes d’aujourd’hui (Guillevic, Emaz, Dhainaut…) ou d’hier (Guillevic, Dietrich, Vesaas…), a publié de la poésie (Quatre paysages, Le silence qui roule, 1999, Ce vers quoi nous allons, Le silence qui roule, 2014…) et des notes d’atelier ou des réflexions sur l’art (Taille douce incisive, Wigwam, 2001, L’humus et la lumière, Al Manar, 2013…), parfois sous forme de livres d’artiste édités ou réhaussés par ses soins. Ce dialogue se poursuit dans l’écriture charnelle et allusive de l’artiste. Il est sensible jusque dans les textes monographiques consacrés à des peintres qu’elle a publiés dans de nombreuses revues et réunis récemment dans un bel ouvrage : Cette lumière qui peint le monde. Ce recueil regroupe des textes consacrés à Turner, Bonnard, Morandi, Zack, Sima et Vieira da Silva, Truphémus et Asse, assortis de quelques belles reproductions d’œuvres. Tous mettent l’accent sur ce qui est à la fois un objet primordial, un principe générateur et un au-delà du pictural : la lumière. La quête de cette dernière se traduit par une forme d’ascèse picturale en laquelle on doit voir, non pas « le fruit d’une volonté de déconstruire les codes de la représentation » mais « celui de leur dépossession après leur maîtrise ».
Il est difficile de catégoriser ces textes. Le terme « études » n’est pas tout à fait approprié. Faudrait-il parler de méditations ? D’approches, au sens où Jünger a employé ce mot ? De fait, la manière dont Marie Alloy aborde ces artistes – qui sont à ses yeux ce que Baudelaire appelait des « phares » – est tout à fait singulière. Il semblerait qu’elle cherche, dans le maniement même des mots et des idées, à retrouver le privilège du peintre, qui est de donner à voir, à ressentir, en agençant entre eux les aspects de la matière muette et sensible du monde. Dans une certaine mesure, tout en restant parfaitement claire, et sans aucunement renoncer à informer, l’écriture de Marie Alloy se retourne contre ce qui est le propre du discours, les vertus et les facilités de l’enchaînement, de la fluence, par quoi la parole commentatrice tend parfois à se nouer dans l’oubli des singularités et des zones d’ombre de son sujet. Marie Alloy leur préfère l’approche progressive, l’évocation, la nuance, la transition insensible, la reprise patiente enrichie de variations, d’éclairages nouveaux. Le propos se compose au gré de paragraphes détachés qui se lient tout en tendant vers l’autonomie, la pensée progresse en dissimulant ses articulations, la compréhension des œuvres envisagées se construit par approfondissement progressif dans la récurrence et par des effets de réseau, comme si l’écriture formait peu à peu un espace propre dont les lois détermineraient une transitivité particulière. De fait, l’auteur décrit et réfléchit moins les œuvres qu’elle ne les rend à leur essor silencieux, à leur secrète souveraineté.
Ce qui pour l’essentiel requiert Marie Alloy, chez les peintres qu’elle aime, c’est l’élan par lequel une peinture se constitue dans un rapport au sensible qui tient à la fois de la mise à l’épreuve (du monde et de la représentation) et de la saisie confiante, à un niveau où le réel se trouve rendu à son rayonnement premier. La matière première de l’expérience du monde est la lumière. Elle figure à l’origine et à l’horizon d’une exaltante et douce épreuve de vérité à l’issue de laquelle les catégories de la perception et de la signification, bousculées, laissent libre accès à une forme de transcendance immanente ouverte dans et par l’espace, un espace intériorisé, enrichi d’une épaisseur d’être et d’une durée qui incitent Marie Alloy, à propos de Turner, à parler d’« émotion mémorielle du paysage ». Dans le même temps, la distinction des domaines mondain et pictural se brouille, d’une manière que Marie Alloy excelle à restituer par l’emmêlement des registres, les subtilités d’une écriture apparemment simple, mais qui appelle la relecture tant, en peu de mots, elle renferme de nuances du sentir et de densité d’être. Visitant l’atelier lyonnais de Jacques Truphémus, elle y est sensible à une couleur qui tantôt « apporte une froide lumière d’hiver, tantôt […] rejoint la grande clarté blanche de l’été, toujours ébauchée, jetée sur la toile inachevable, sur le scintillement du fleuve, ou sur quelques fruits rehaussés par la neige d’une nappe ». Dans la recherche de Bonnard, c’est la « porosité » entre la peinture et la vie quotidienne illuminée par l’amour pour Marthe qui est interrogée. Chez Léon Zack, les échanges entre poésie et peinture, entre vie intérieure et espace : « Poèmes de l’éternel enfant étreint par la solitude, émerveillé par la lumière des constellations qui annoncent, dans la nuit, une possible renaissance. Comment témoigner de leur incandescence ? Comment transmettre à l’espace l’état d’urgence des prières les plus profondes, les plus insaisissables ? » D’un ordre de la réalité ou de l’existence à l’autre s’effectue, dans et par la création, une traduction spontanée et toujours en instance, de manière vivante, organique, comme au sein d’une grande unité donnée d’emblée mais demandant à être sans cesse retrouvée, rééprouvée. Dès lors : « Rien ne peut définitivement commencer ou finir ; rien n’est véritablement patience ou impatience, puisque les couleurs côte à côte se font et se défont au fur et à mesure de la dissolution des formes dans l’espace, le temps, la lumière. Tout cela n’est que chant provisoire. »
Vie et création ainsi conçues, l’affirmation de soi est indissociable d’une assomption qui transcende toute singularité : « Le geste du peintre ne devient autonome que soutenu par la force de vie de l’univers. » Sur la ligne de crête empruntée par Marie Alloy, de même, c’est l’ensemble des distinctions usuelles qui perd de sa pertinence. La figure et l’abstraction, le sens et le sensible, le personnel et l’impersonnel se confondent. De même, les peintres qu’elle a élus « ne séparent pas le visible de l’invisible ». Les vitraux réalisés par Sima pour la chapelle Saint-Jacques de Reims réalisent de manière saisissante cette conception d’une peinture à plusieurs dimensions, dépassant sa condition objectale pour déployer un lieu pour le corps et l’esprit, un milieu sensible, théâtre d’une expérience initiatique. Là se réalise « l’alliance entre les forces terrestres et célestes » que Sima a toujours recherchée, la lumière conjoint l’espace à deux dimensions du tableau et la profondeur, la matière et le symbole s’exaltent mutuellement. Dans le trajet créateur existentiel de chacun des artistes envisagés, comme dans l’écriture humble et pénétrante de Marie Alloy se fait jour une même exigence, résumée avec force par Léon Zack : « Il s’agit toujours de cela : réapprendre à parler le monde ».
Pierre Lecœur
Un autre texte sur Marie Alloy
A découvrir : le magnifique catalogue des éditions Le Silence qui roule