Critique littéraire : articles
Sur un poète de haut vol, Fouad Gabriel Naffah
Fouad Gabriel Naffah à tire-d'aile
La Revue littéraire, n° 70, novembre-décembre 2017 (extrait)
Le 8 août 1957 sort des presses de l'imprimerie Arb Bijjani, à Beyrouth, une plaquette intitulée La Description de l'homme, du cadre et de la lyre, et signée Fouad Gabriel Naffah. La publication de cet ouvrage d'apparence modeste, œuvre, selon Yves Bonnefoy, « d'un des grands et vrais poètes de notre époque[1] », a été financée par des proches de l'auteur, au nombre desquels Salah Stétié, qui devait plus tard, comme Montaigne le fit pour La Boétie, accueillir au sein même de son œuvre des écrits de son ami[2]. Fouad Gabriel Naffah est né en 1925. Son père et ses trois frères sont comptables. Sans métier après avoir été quelque temps employé de banque, il mène une vie solitaire et ascétique, partagée entre les cafés et les rues de Beyrouth, cité qu'il ne quittera presque jamais, et la chambre où il compose une poésie rare. De même que, au motif qu'il s'entendrait mal avec les auteurs, il lit peu, Naffah restreint sa production poétique, ne voulant « être ni débonnaire ni plat[3] » : La Description de l'homme, du cadre et de la lyre et son second recueil, L'Esprit-Dieu et les biens de l'azote, publié lui aussi à compte d'auteur, en 1966[4], ne s'accompagnent que de poèmes épars, et de déroutantes chroniques destinées à des journaux beyrouthins. Salah Stétié a raconté la façon radicale dont le poète remédiait aux faiblesses de ses manuscrits[5] : à la gomme il préférait l'allumette, au grand effroi de la mère de son ami, qui l'hébergeait parfois. La vie de Naffah n'était remplie que par « la poésie en ce qu'elle a de plus radical, réduite à elle-même mais souveraine[6] ». Pour le reste, son lot fut fait en bonne part de misère et de souffrance. Il était insociable, souffrait d'épisodes dépressifs, séjournait par intermittence dans des établissements psychiatriques. Le guignon devait le suivre jusqu'à sa mort, le 19 mai 1983, à l'hôpital Saint-Joseph de Dora. Ses derniers manuscrits, « deux épais rouleaux de feuilles de cahier d'écolier tenus chacun par un élastique[7] », y furent détruits avec ses effets personnels.
D'apparence et d'intention, l’œuvre poétique de Naffah porte la marque du classicisme et de la révérence à l'égard de la tradition. Non qu’il condamnât les recherches modernes mais il estimait que les formes héritées et la versification classique recelaient des ressources inexploitées et que le temps n'était pas encore venu d'une poésie à la fois libre et accomplie[8]. La plupart des poèmes de son chef d'œuvre, La Description de l'homme, du cadre et de la lyre, sont écrits en alexandrins blancs et non ponctués, groupés en une unique strophe de dix-sept vers. Naffah aimait par-dessus tout les Parnassiens mais son classicisme fluide rappelle tout autant Valéry. L'inspiration volontiers philosophique du poète, qui déclarait produire « une poésie “ générale ”, esthétique, où est étalé le beau[9] », le constant recours à l'allégorie et la tonalité enthousiaste de certains poèmes évoquent la Renaissance française, Ronsard en particulier. Naffah a été également marqué par la lecture de Baudelaire dont il reprend, dans un beau poème intitulé « Lâcheté », la déclinaison des divers modes d'évasion offerts à l'homme : voyage, vin, femmes, jusqu'à l'ultime, la mort. Par celle de Nerval aussi, « le poète le plus total », qui comme lui connut intimement le guignon et la folie, et dont le souvenir hante parfois ses vers : « Un pur oubli fleurit la plaine des yeux verts ».
Le souffle joue un rôle primordial dans cette poésie. La forme favorite de Naffah, un sonnet augmenté, d'un seul tenant, où s’étire souvent une unique phrase, désoriente le lecteur et défie ses capacités respiratoires. La dimension athlétique de cette poésie (« Je fais ceci comme sport, disait son auteur. Je réalise des performances morales[1]. ») reflète l'exigence hautaine d'un poète qui considère la création comme le lieu et l'exercice d'un combat spirituel, « une conquête à bras et à armes[2] » à l'issue de laquelle, après s'être comparé à ses « sujets », il « les brise comme autant de jouets[3] ». Une haute lutte, menée également, avec pour allié le souffle, contre les cadres usuels de la signification.
Les vertus hypnotiques du vers de Naffah, associées à la fluidité des associations sonores, douent la langue du poète d'un caractère singulièrement flottant ; le sens s'estompe au profit de la suggestion, un espace intérieur indécis se déploie, coloré par l'extase, et dont l'indistinction sert l'un des fantasmes récurrents de Naffah, la fusion du sujet et du monde, de la nature et des signes :
Les chapiteaux du ciel sont garnis de prières
La rosée a fini d'habiller la jeunesse
Et sans tendre un seul doigt la main est embaumée
La lumière du jour parle au rideau des yeux
Chaque feuille est un mot brodé sur la lumière
Et qui tremble d'amour aux approches du son
Il a fallu mon sang pour colorer les roses
Pour emperler l'aurore il a fallu mes pleurs
[...]
[1] Entretien avec Georges Vigny, O. C., p. 344.
[2] « Éloge au bord de mon œuvre », introduction de La Description de l'homme, du cadre et de la lyre.
[3] Entretien avec Georges Vigny, O. C., p. 343-344.
[1] « Fouad Gabriel Naffah », hommage inséré dans Les Œuvres complètes de Naffah, éditions Dar An-Nahar, Beyrouth, 1987. Le recueil de Naffah a été réédité par le Mercure de France en 1963.
[2] L'essai intitulé « Fouad Gabriel Naffah au cœur du cercle » (Les Porteurs de feu et autres essais, Gallimard, 1972) s'achève sur une courte anthologie de poèmes de Naffah. Stétié sera à l'origine de la réédition de La Description de l'homme, du cadre et de la lyre au Mercure de France, en 1963.
[3] Entretien avec Christiane Saleh, 1972, O. C., p. 351-353. Naffah sera moins fidèle à ce vœu à la fin de sa vie, quand il publiera dans Le Réveil quelques dizaines de pièces qu'il qualifiera d'« alimentaires ».
[4] Partiellement repris en 1968 dans le troisième numéro de la revue La Délirante.
[5] Postface de L'Esprit-Dieu, Dana, 1997, non paginé.
[6] O. C., préface de Michel Fani, p. XI.
[7] O. C., « Note sur l'établissement du texte ».
[8] Voir l'entretien avec Georges Vigny de 1964 pour La Revue du Liban, O. C., p. 343-346.
[9] Entretien avec Luc Norin, La Revue du Liban, 1960, O. C., p. 336.