Lisières

Lisières

Quelques portraits en prose

Portraits de mémoire (extrait)

La Revue littéraire, n° 67, mars-avril 2017

 

 

Madame Chaussier

 

Elle vivait dans une petite ferme en lisière des Charolles. La maison se trouvait au bout d'un chemin goudronné le long duquel s'étendait un maigre verger. Nous allions ramasser là les coings dont maman faisait des confiture, et des pâtes de fruits qu'elle conservait dans une boîte en fer. Madame Chaussier était âgée. Avait-elle été agricultrice ? Est-elle arrivée sur le tard ? Je ne l'ai jamais su, et j'ai connu Madame Chaussier à un âge où l'on ne se pose pas ce genre de questions. Il me semble qu'il y avait en elle une forme de distinction qui témoignerait en faveur de la seconde hypothèse. Mais comment interpréter la présence chez elle d'un homme dont le statut avait dû être celui d'employé ? Homme à tout faire ? Ouvrier agricole ? Au point où ils en étaient tous deux de leur vie, cet homme devait lui être surtout une sorte de compagnon. Mais quels liens au juste attachaient ces deux êtres ? L'homme était de petite taille, très sec et silencieux. Madame Chaussier l'appelait Poupry, du nom du village dont il était originaire. Cette survivance d'un usage ancien a dû faire à mes yeux de Poupry une sorte d'exilé, détaché de son espace propre, de son identité, et flottant dans une sorte de silence qui contenait quoi ? Quelles pensées, qules désirs, quels regrets mêlés au frottement du vent sur la terre et les arbres, au chant des oiseaux invisibles ?

Je me souviens mal de la maison de Madame Chaussier ; il me reste l'image d'un certain désordre, que l'on retrouvait sous le hangar attenant, où je revois du bois de chauffage empilé. Ces souvenirs sont d'autant plus vagues qu'ils ont perdu leur pendant réel, ces choses, ces fragments de lieux dont la permanence court dans l'écheveau de la durée : le hangar a été démonté et la maison « rénovée » après le départ de son habitante. Madme Chaussier a en effet vécu ses dernières années dans un pavillon très modeste situé deux ou trois cent mètres plus bas sur la route montant aux Charolles. Poupry n'était plus là à l'époque. Dans le pavillon, je me souviens d'une Madame Chaussier très diminuée, tournant péniblement autour d'une table où elle laissait s'entasser un invraisemblable amas de courriers, de documents administratifs, de médicaments et d'objets usuels. La main un peu difforme et veineuse qui fourrage là-dedans. La poussière, le silence que n'atteint pas, que révèle même, avec la solitude, le battement d'une pendule.

La ferme a été annexée aux Charolles voisines, à leurs centaines d'hectares cultivés. Les arbres, qui faisaient écran, ont été arrachés, les prés labourés. Un portail caricaturant l'entrée d'une hacienda, un vaste garage et un plan d'eau d'agrément ont achevé de donner un nouveau statut à la propriété, où s'est installé l'ouvrier agricole qui pilotait les machines modernes des Charolles. Le plan d'eau cerne une petite île, bien ronde, où frémit un arbre solitaire.

 

 



20/06/2018
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