Un recueil de proses
Prose des lieux, Anthologie Triages n° 27, Tarabuste, 2015 (extrait)
La zone industrielle
De loin, la zone industrielle évoque ces lieux conçus selon un modèle américain, qui n’appartiennent ni à la ville, ni à la campagne, où la vie semble se réduire à ses aspects pratiques, se soumettre à des logiques qui bannissent le tissu conjonctif des hasards et des rencontres, le temps incertain où parfois les choses se rassemblent en un signe rayonnant et dense. Mais il suffit d’y circuler lentement en voiture pour constater qu’elle est plus riche qu’on ne croit, et peut-être changer d’avis sur ces espaces, reconnaître que dans la configuration de quelques tiges de bouillon blanc, dans tel rendez-vous récurrent et tacite de salariés locaux près d’un coin de hangar, dans la trajectoire d’un de ces lapins qui vivent ici par centaines, un secret s’annonce, tapi dans un gisement de durée lente.
La zone industrielle, de fait, est l’un des lieux où l’on prend une conscience accrue de notre existence. Peut-être grâce à la simplicité et à la majesté de formes par lesquelles l’espace existe davantage, avec une efficacité théâtrale, dans son jaillissement de directions, sa force statique et insensible. Il y a de la place. Le vide circule. Le fond de l’air semble communiquer mystérieusement avec quelque fond du temps, résolu en surface vive et émue aussi bien, l’essence même de la transparence. La gloire y éclôt d’une révélation qui demeure une et même, tout en changeant de signe : impression, souvenir, regret, désir.
Il y a là des entrepôts où des cartons passent entre des mains lasses, sont, à l’issue du tri, embarqués dans des camions dont les chauffeurs incarnent, aux yeux des manutentionnaires, le mystère de l’ailleurs. On les voit attendre sur le quai, distraits, la cigarette à la main. Ils ont quelque chose de souverain. La routine est parfois rompue par l’arrivée d’un objet formidable, trop grand pour être emballé, comme la barre de coupe d’une moissonneuse batteuse. Dans l’un des bâtiments d’une usine de produits chimiques où l’on fabrique de la colle, des plantes en pots déploient leurs palmes jaunies. La nuit, quelque chose d’indicible, et d’inquiétant, émane d’elles. Pour dire quelle misère ont-elles été disposées là, jusqu’à encombrer les escaliers en colimaçon ? Il est une autre usine où une piscine d’acide dort, prête à accueillir des portiques supportant des centaines de pièces de précision, dont elle rongera les couches de métaux rares. Partout des voyants s’allument et s’éteignent, des machines démarrent, peuplent l’espace de leur souffle titanesque, puis il s’avère qu’elles se sont tues sans qu’on puisse dire quand.
Ces quelques images insuffisantes, la plupart des passants les ignorent. Ils vont autre part, ou sont mus par une raison pratique. Et quand bien même ils seraient curieux du lieu, ce dernier a manifestement fait le choix de se dérober. Ainsi semble-t-il s’ingénier à masquer dans un repli de l’heure les mouvements pendulaires de ceux qui le hantent.
Le cadastre ouvre une à une des perspectives presque identiques, des distances s’ouvrent, arrêtées localement par des aplats de tôle, filtrées par les grillages, animées par des buissons vagues. Le caniveau et les bas-côtés de sable n’offrent qu’avec regret les apparences de la familiarité. La proximité des bâtiments, les entrées ornées de briques et l’élégance des abords jardinés donnent un air urbain à certaines voies. D’autres à l’inverse évoquent un middle west dévoré par les longues heures sans ombre. Mais toutes sont désertes. Quand de rares figures viennent les animer, visiteurs ou commerciaux que l’on voit de loin, près de leur voiture, elles sont vite absorbées par l’espace. Qui vient travailler là ? Y a-t-il du monde dans ces hangars immenses ? Celui-là même qui y est employé, si sa fonction appelle l’isolement, comme il arrive à des magasiniers responsables de tout un site, se prend parfois à douter que les hommes existent toujours, et à surprendre avec gratitude le passage d’un étranger, avec cette joie qu’ont parfois les militaires vivant en communauté à apercevoir un civil.
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